Les Sources des Mouvements Contestataires

Na imagem: Lamartine devant l’Hôtel de Ville de Paris le 25 février 1848 refuse le drapeau rouge – Peinture de Félix Philippoteaux

Quand on étudie les mouvements de contestation au capitalisme, au XIXème siècle, tant sur le terrain qu’en théorie, on est frappé par le fait que les sources sont peu nombreuses et à peu près les mêmes, avec cette différence que les auteurs puisent à l’une et à l’autre, sans effectuer de grandes synthèses, si ce n’est Karl Marx.

Deux sources s’imposent d’emblée : il s’agit de la Révolution industrielle et financière en Angleterre, préparant une série de théories sur les rapports entre patrons et salariés, producteurs et production, industries et prix agricoles, production et impôts, droits de douane et libre-échangisme, assurances et risques en matière de transports maritimes, importance de la division du travail, industries techniques et recherches scientifiques etc. Ces articles, ces théories, ces livres forment une littérature énorme dans laquelle se détachent (laisser-faire et laisser-passer) les travaux d’Adam Smith ou encore ceux de Ricardo, économiste classique, théoricien de la rente foncière et de la valeur du travail. Cette vaste documentation, chaque fois plus ample, au fur et à mesure de l’expansion du capitalisme et de l’établissement des prix de revient, incluant l’évaluation exacte du salaire par rapport aux profits et bénéfices du capital investi, permettent aux vrais chercheurs de découvrir les grands mécanismes du capitalisme.

La deuxième source est la Révolution Française de 1788-89 jusqu’en 1815, incluant une évolution des classes sociales, des partis politiques, des personnalités, des guerres, des mouvements de libération et des nationalismes. Cet ensemble de plus de 27 ans de durée demande une réflexion et nombreux sont les écrits sur ce sujet.

La grande caractéristique de cette époque vient d’une montée difficile de la bourgeoisie, de sa prise de pouvoirs par un coup d’état militaire (Bonaparte), puis une fois avoir consolidé sa domination cherche sa voie au travers de régimes différents, puis s’établit entre une noblesse déchue et insatisfaite et un peuple mécontent qu’il faudra dominer.

Ces deux sources auront, au début du XIXème siècle, des destinées souvent solidaires et souvent contradictoires.  L’exemple anglais se répand dans toute l’Europe et même dans le monde. De même, l’esprit révolutionnaire et l’exemple d’une politique bourgeoise servent d’exemples à de nombreux peuples. En France, le prolétariat qui vient de naître cherche sa voie dans une lutte solitaire, copiée sur le modèle des sans-culottes, de la Commune de Paris de 1792, de Robespierre et de Marat. Ces prolétaires n’ont d’autre horizon que leur quartier misérable, que leur vie si courte, que leur travail et leurs malheurs. Ils réagissent, se méfiant de tous, cherchant une solidarité que peu de personnes leur donneront. L’Eglise a oublié les pauvres, la bourgeoisie ne pense qu’à ses profits, la petite bourgeoisie si longtemps active ne voit dans le prolétariat que l’enfer qui l’attend. Monter sur une barricade, défier la police et l’armée, prendre des armes et mourir pour une cause qui est la leur, se regrouper après une défaite, tout pour eux est lutte mais une lutte qui est à eux et qui ne regarde pas les intellectuels.

Mais la troisième source viendra d’Allemagne. Il s’agit de la philosophie allemande, comme méthode de synthèse. Kant puis Hegel apportent aux penseurs un nouveau rationalisme. Chez Hegel, la dialectique s’impose comme méthode de pensée, sous la forme d’un mouvement partant d’une thèse, à laquelle s’oppose une antithèse. De ce choc surgira une synthèse, nouvelle thèse pour un nouveau mouvement en avant Il s’agit donc d’une spirale dont les contradictoires sont solidaires, mais s’opposent. Le mouvement est continuel. Certes, le mouvement chez Hegel est conduit par des formes abstraites, idées qui mènent le courant ascendant, idéalisme auquel certains intellectuels ne se rallient pas.  Or, un philosophe matérialiste Feuerbach apporte l’idée de la matière comme donnée première. En établissant une synthèse entre le matérialisme et la dialectique, Marx et Engels voient dans le matérialisme dialectique la véritable méthode d’enquête et de compréhension de la nature et dans le matérialisme historique la logique des sciences sociales. Présentée sous cette forme théorique, le matérialisme historique resterait une simple théorie. Appliquée à la politique, elle devient, dans l’esprit de ses créateurs, une théorie révolutionnaire.

Ces trois sources : l’économie anglaise, la révolution française et la lutte de classes, la philosophie allemande sous la forme du matérialisme historique donnent aux penseurs un vaste éventail dans lequel chacun puise ce qu’il cherche et ce qu’il veut. Dans les syndicats, dans les comités secrets, dans les mouvements, les prolétaires continuent leurs luttes sans tenir compte des théoriciens. Pourtant, lentement après 1848, les mouvements tendent à avoir des contacts et une certaine solidarité va naître, entraînant des divergences mais aussi des convergences.

La Révolution de 1848 et la commune de Paris par rapport aux théories de l’époque        

Nous avons distingué deux mouvements contestataires au capitalisme triomphant ; d’une part, un mouvement spontané venant des prolétaires, des paysans ou des nationalistes et d’autre part, des théories issues de la réalité mais cherchant à expliquer et à projeter des tendances contestataires de l’ordre établi.

Ces deux mouvements sont quelquefois liés, mais souvent évoluent d’une façon différente. Souvent aussi les prolétaires ont par rapport aux intellectuels une certaine méfiance, les considérant comme des bourgeois égarés parmi des exploités mais toujours prêts à retourner vers leurs origines. Cette méfiance est encore plus forte en France où les ouvriers, les artisans, les petit-bourgeois, les paysans pauvres ont leurs chefs et même leurs théoriciens     En Pologne, le même phénomène se produira. Toutefois, en Allemagne, en Hongrie, en Italie, les intellectuels rejoindront les chefs et souvent prendront la tête des mouvements comme Garibaldi, Kossuth, et bien d’autres.

En février 1848, bousculés par la crise économique d’une ampleur inconnue, les français, tombés dans la misère, se soulèvent contre un gouvernement inadapté aux événements comme aux demandes de la population et ce faisant rejoignent une bourgeoisie libérale elle-même profondément mécontente. C’est cette coalition de mécontents en France qui rejoint la révolution prolétarienne de Paris, laquelle a comme théoricien des romanciers ou des idéologues mais se trouve très loin de Marx et Engels qui viennent d’écrire le Manifeste du Parti Communiste (décembre 1847) De même, parmi les ouvriers qui montent sur les barricades très peu nombreux sont ceux qui ont lu Lamartine, Raspail, Vallès. Par contre, ils ont tous lu ou connaissent les idées d’Albert, ouvrier lithographe qui a parlé des ateliers nationaux, idée que Ledru-Rollin et certains cercles des Faubourgs   ont discutée et qui devraient dans leurs esprits résoudre le problème du chômage. Du 24 février (chute de la monarchie de Louis-Philippe) jusqu’aux journées de juin 1848, les ouvriers et les socialistes de bonne volonté se trouvent au pouvoir et pourtant, faute d’une vraie idéologie, faute d’expériences, ils commettent erreurs sur erreurs, gaffes sur gaffes, dressant contre eux la province et surtout la grande masse des paysans qui voient dans ces ouvriers des paresseux, tout prêts à dévorer l’argent public (provenant des impôts) sans rien faire. Leur inexpérience les empêchera de résister aux soldats du Général Cavaignac et affaiblis, ils devront accepter pendant plus de 20 ans la dictature de Louis-Napoléon Bonaparte, populiste et démagogue, représentant de la grande bourgeoisie et soutenu par les paysans. Au contraire, en Italie comme en Hongrie, les idéologues et les chefs des mouvements se trouveront côte à côte et si les deux mouvements ne réussissent pas en 1849, du moins, ils prouveront leur force et réapparaîtront très tôt en Histoire.

En Allemagne, les idéologues oublieront qu’en Histoire la force est liée aux grands mouvements et les forces libérales, démocratiques de Francfort ne pourront rien contre les armées de la Prusse et de l’Autriche.

Bien que les mouvements de 1848 aient été prévus dans une certaine mesure par les idéologues, généralement, même dans le cas de Garibaldi et de Kossuth, se trouvent en retard ou en dehors de la réalité des événements. Par exemple, dans le cas de Garibaldi, le héros des Révolutions oublie la force de la Papauté alors que Cavour, politique chevronné, comprend qu’il lui faut des alliés.

Le même phénomène se retrouve durant la Commune de Paris. Quant en Janvier 1871, le gouvernement de M. Thiers accepte  les demandes des propriétaires pour réclamer le paiement des loyers (non perçus pendant la période du siège septembre à janvier), les ouvriers des faubourgs, tous locataires, cherchent dans la révolte puis dans la révolution  une solution, non seulement à leurs problèmes immédiats mais à leur condition de prolétaire, sans tenir compte d’une situation complexe et même contradictoire (présence des troupes allemandes, arrivée de troupes coloniales, animosité des paysans et  des bourgeois, faiblesse des villes de province, isolement de Paris) Or, pour les idéologues de la 1ère internationale et en particulier pour Marx  et Engels, l’erreur stratégique est flagrante. Pourtant, écrivant à son ami Marx déclare « Les prolétaires sont montés à l’assaut du ciel, allons avec eux. Précédons-les » Or, les prolétaires ne les acceptent que très peu. Ces idéologues allemands leur paraissent loin de leurs problèmes, à eux, ouvriers misérables. La commune, malgré une résistance héroïque, après trois mois, s’écroule, comme l’avaient prévu les idéologues, mais la répression frappe les prolétaires qui, pendant 30 ans, vivront dans des conditions très inférieures à celles des ouvriers allemands.

La question qui se pose est de savoir où est vraiment le problème entre prolétaires et idéologues entre 1830 et 1880 ? Se trouve-il dans l’ignorance des masses ou au contraire dans la complexité des problèmes abordés?

Par Alexandre A. E. Roche

Cours de Civilisation -2009-2 

Les hommes d’Etat français au XIXe et XXe siècle